Il était une fois un petit enfant noir que je rencontrais dans le grand désert d’une ville européenne, à mille lieues de mon lieu d’habitation.
Il avait bien grandi, beau et grand jeune homme à l’énergie très solaire, à l’âge mythique de trente-trois ans. Je l’appellerai Béatitude pour l’histoire.
Là-bas, dans sa tribu africaine, les prénoms de chaque enfant ont un sens.
– Mon papa était un roi me dit-il ! avec des étoiles dans les yeux.
Ce roi avait cinq enfants avec la maman de Béat, mais «mon papa avait sept femmes» dit un jour Béat d’un air provoquant et taquin à mon amie française offusquée.
Il avait été conçu à Paris paraît-il, par quel hasard ses parents s’y étaient retrouvés ? Je ne m’en rappelle plus.
Le papa avait voulu très vite rentrer dans sa chère Afrique, fuyant ce constat terrible, lui, le noble roi vénéré sur sa terre, avec ces mots terribles :
– Je ne savais pas que j’étais noir !
Ces propos de Béat m’avaient déchiré le cœur en mille morceaux : ne sommes-nous pas au vingt-et-unième siècle !?
Donc Béat vit le jour sur la terre de ses ancêtres. Il y grandit dans une communion totale avec la nature, ses multiples frères et sœurs, tous les enfants du village, et ses multiples parents, tous les adultes du village.
– Tu sais, pendant la saison des pluies, la pluie faisait un bruit du tonnerre sur les tôles ondulées de la maison où je dormais, mais ça ne m’empêchait pas de dormir.
Allait-il à l’école là-bas ? Je crois que oui. Mais il était aussi et surtout à l’école de la vie.
– Tu sais, on était pauvres. Ma grand-mère remplissait des bouteilles d’eau en plastique qu’elle congelait et j’allais vendre les glaçons au marché.
Une autre fois, il me dit :
– On avait très peu de viande à manger. On avait un cube de ragoût de deux centimètres chacun. On détachait les filaments un par un pour les savourer et qu’ils durent plus longtemps.
Mon Petit Prince.
Il y avait tellement d’enthousiasme en toi que tu illuminais mon coeur. J’étais toute à la fois émerveillée, fascinée, attendrie ; parfois aussi, je frissonnais d’inquiétude malgré tes grands éclats de rire.
Tu savais si bien m’emmener dans ton univers si lumineux.
Ta maman, ayant goûté au monde dit «civilisé», prit un jour ses cinq enfants sous le bras et revint en Europe. Tu devais avoir quatorze ans je crois.
Par je ne sais quel miracle (mais était-il bienveillant ce miracle ?) elle tomba sur un homme au grand coeur qui vous fit faire des études.
Et toi, le petit sauvageon qui courait aussi vite que le guépard, tu fis de brillantes études, ainsi que tes frères et sœurs.
Après l’université, un cabinet d’avocats renommé t’embaucha. Tous les matins avant de te rendre au travail, habillé comme le prince que tu étais, tu allais à la messe remercier Dieu. Dans tes rêves mirobolants, tu voulais changer l’ordre du monde. Pour cela, tu avais ouvert une agence de journalisme et réussi à t’enfiler à l’ONU.
– Tu vois là Claudine !? C’est moi là, avec l’ambassadeur ! Me dit-il en me montrant la photo sur son portable, tout fier d’être si près du but.
– Et j’ai rendez-vous avec neuf autres pour des interviews. J’ai vendu mon prochain reportage à des chaînes de télévision africaines.
Ouh là ! A ces mots, mon sang s’est glacé : on n’envoie pas un boulet rouge dans la cour de récré des grands de ce monde sans représailles.
– Attention à ta vie mon cher Béat !
Mais il n’entendait pas mes mises en garde, tellement occupé à l’émerveillement et à vouloir sauver le monde.
– Tu te rends compte Claudine ?! J’appuie sur un bouton et toutes les voitures s’arrêtent, pour que moi, je traverse !!!
Non, moi je ne me rendais plus compte. Pour moi c’était un geste banal, quotidien, insignifiant. Je dus réfléchir pour comprendre son cheminement.
Pour lui, il ordonnait au monde de s’arrêter en appuyant sur le feu du passage piétons, et le monde s’arrêtait pour le laisser passer.
Dans son immense générosité, il prit au pied levé le rôle de papa d’un adorable petit bonhomme à naître, à qui il donna bientôt un petit frère.
Il se battait comme un lion pour porter et nourrir sa petite famille. Il essaya de hisser la toute jeune maman à sa compréhension du monde, mais sans y parvenir. Je crois que cela lui brisa le coeur.
Je l’ai emmené dans mon univers, pensant que les miens s’enthousiasmeraient tout comme moi de sa félicité. Nous nous fîmes alors miroir.
Cet être solaire n’illumina que mon petit-fils de sept ans.
Mes «grands», chers à mon cœur, me regardaient avec un air bienveillant se voulant protecteur :
– Hé ! Redescendez de votre planète vous deux !
Je n’en avais pas envie. Je voulais voir le monde avec ses yeux à lui, même si son regard n’avait aucune complaisance contrairement au mien. Je voulais voir le monde avec ses yeux, car il avait le regard mirifique de mon enfance.
Je pris à bras-le-corps une œuvre humanitaire, avec la certitude de son soutien et de pouvoir réaliser son million de merveilleuses idées.
Je percevais aussi son mal-être grandissant. Trop, tout était TROP ! Il était monté trop haut, il avait trop porté, subi trop de désillusions.
Et brutalement, à la veille de Pâques, il disparut de la surface de la terre.
Une fois déjà auparavant, je l’avais cherché en remuant ciel et terre, pour le hisser à nouveau à la lumière.
Cette seconde fois, je compris que c’était inutile. L’abondance l’avait vaincu.
Mon Petit Prince, cher Béatitude !
Tu es allé au-delà du point d’équilibre et tu as basculé dans le vide.
Je n’ai pas su te retenir, moi l’adulte, la mère, la rêveuse, l’aveuglée par l’abondance, la blasée. Je n’ai pas su prévenir ta chute, te protéger de toi-même.
Pardonne-moi.
Tu es et seras toujours mon Petit Prince, à qui tu ressembles tellement.
Je sais que tu es remonté sur le fil de la vie. Je l’espère plus stable cette fois.
Namasté
Cette œuvre est sous Licence Creative Commons Internationale Attribution-Pas d'Utilisation Commerciale 4.0.